L'héritière d'acier et l'homme à chevelure de feu

Voilà un an et demi que Howard Stark est mort, laissant derrière lui sa formidable invention et ses rêves de guerre du futur. Vu le temps qu'avait mis Arcade à monter sur pied l'équipe Guerre de Demain puis à l'incorporer dans le Club des Damnés après l'avoir rejoint, Stark aurait pu ne pas mourir de suite. Il avait une création en cours. C'était un homme riche, doué, versé dans les arts obscurs. En plus il avait une fille qui était un véritable génie scientifique. Lorsqu'Arcade a rejoint le Club des Damnés, son équipe était déjà sur pied. Pourtant, sa rencontre avec Stark en avait fait le moteur du projet Guerre de Demain. Il lui avait appris tout ce qu'il fallait savoir sur le Club, ou assez en tout cas pour se forger sa propre machine interne et voler de ses propres ailes. Il fallait le lui concéder.

Mais Stark, comme l'homme nommé Arcade, était un homme pressé. Il connaissait les prophéties, et pourtant il avait voulu créer aujourd'hui l'arme de Demain. On connaît les conséquences.

Cela n'aurait pas empêché le Roi Blanc de suivre la procédure habituelle, si une chose n'avait pas attiré son attention peu après. Il en était sûr, Iron Man, cette créature de fer, était ce pourquoi il avait souhaité racheter le patrimoine Stark. Et l'objet était porté par un héros volant.

Inutile de faire tout un mystère de son identité, même s'il n'avait pas porté en lui une marque mystique digne d'attirer toutes les attentions, le robot technomagique ne pouvait qu'être Jenny Stark ou Virginia Potts.

Finalement, les médias apprirent et relayèrent l'information. Après des mois de travail acharné et de contrats coûteux avec toutes sortes de maîtres mystiques pour camoufler l'empreinte magique de l'armure, la jeune femme avouait son secret au monde entier, sous l'effet de l'alcool.

Vu tous les efforts déployés à son insu par le Club pour la protéger, ainsi que l'implication de son père pour le Club des Damnés, Jenny Stark ne devait pas être appréhendée avec violence.

Mrs. Arbogast passa simplement un coup de fil à Ms Virginia Potts, et le rendez-vous fut arrangé. Et le numéro de l'appelant disparut inexplicablement de la liste d'appels.

*****

L'homme vêtu de blanc attendit à l'heure dite, dans le petit salon du Club des Damnés. Cela faisait bien longtemps qu'il ne montrait plus son visage dans le monde extérieur, aussi le rendez-vous était à domicile.

D'habitude Jenny faisait des histoires pour chaque rendez-vous. Elle faisait des histoires pour tout bien sur mais les rendez-vous d'affaire, ça c'était le truc qui la rendait le plus insupportable. Pepper avait du prendre son courage à deux mains en sachant qu'il lui faudrait négocier durement avant de convaincre Jenny de mettre le nez hors de son labo pour parcourir la moitié du pays et rater une fête organisée par quelques membres de la jet-set hollywoodienne. Et pourtant ce fut facile, il n'y eut ni discussion, ni négociation, ni empoignade. Quelque part Virginia savait pourquoi, il lui avait suffit d'évoquer le père de Jenny pour faire tomber toute résistance. Le vieux Howard, comme elle aimait à l'évoquer pour elle-même avait toujours eu une influence considérable sur sa meilleure amie et accessoirement patronne. Même plus d'un an après sa mort, il continuait de dicter la conduite de Jenny, d'ordinaire si rebelle.

C'est ainsi que quelques heures plus tard le jet privé de la belle brune atterrissait quelque part, loin de Los Angeles. Et moins d'une demi-heure après les talons de la deuxième plus belle héritière des Etats-Unis (d'après les lecteurs de Maxim qui, visiblement préféraient les blondes) résonnèrent dans les couloirs du manoir de cette vénérable et néanmoins mystérieuse organisation: le Club des Damnés.

Jenny n'en avait jamais entendu parler, pas plus qu'elle ne connaissait la plupart des gens représentés par les immenses portraits qui ornaient les murs de marbre blanc. Liste anonyme des maîtres du monde occulte. L'ambiance était pesante mais forçait le respect. Jenny sentait bien qu'il fallait, dans un lieu pareil, faire preuve d'une certaine tenue. Heureusement elle n'avait pas bu pendant le voyage, seulement deux martinis et quelques bouteilles miniatures du mini-bar. Faut bien s'occuper pendant ces trajets interminables.

Elle était donc presque sobre lorsqu'elle poussa les portes du petit salon où le majordome-au-nom-sans-importance l'avait conduite. Elle observa la décoration d'un large coup d'œil, c'était dans le même ton que le reste: pompeux. Son regard tomba alors sur les quelques cheveux roux qui dépassaient du dos d'un fauteuil en cuir. Jenny retint son souffle en voyant pivoter le meuble et se prépara à rencontrer enfin son hôte.

Le Roi Blanc en titre, enfoncé dans un fauteuil avec toute la jeunesse de sa vie non-officielle, affectait un air amusé tandis que se rapprochaient les pas marqués de Jenny Stark. Quasiment tout le monde du mysticisme avait dû être corrompu par ses soins pour protéger la jeune femme. En revêtant son armure, elle portait aussi une énorme cible mystique sur le dos. Le signal émis par l'engin était d'après le Baron, douloureux tant il était puissant. Le portail qu'avait ouvert Stark était d'une magie qui avait quelque chose d'infernal, et il serait aisé de penser que sa vie était le prix d'un tel acte. Son âme ne devait certainement pas se balader près des Saints de tous les temps, c'est sûr.

Mais sa fille était si plaisante à regarder, si odieuse à entendre et si talentueuse dans tout ce qu'elle entreprend, qu'il était difficile d'imaginer que Howard Stark n'avait pas conclu un pacte avec le Diable depuis longtemps. La petite fille avait bien poussé. Arcade, puisque c'est le nom qu'il prétendait utiliser, s'était retourné dans son fauteuil pour apprécier le physique médiatiquement légendaire de l'héroïne publique.

"Iron Lady. Veuillez m'appeler Lord Arcade. Lord Cardinal et monarque de la Dynastie Blanche du Club. Après tout, vous êtes ici chez vous bien plus que moi."

Ses manières verbalement tranchaient avec sa jambe droite repliée sur la cuisse. Son pantalon blanc tiré vers le haut laissait voir des chaussettes Space Invaders roses dépasser de ses Converse All Star.
Il entreprit néanmoins de lui baiser la main, d'une allure digne et décontractée.

"Votre père où qu'il soit doit être fier de vous."

Le personnage que Jenny avait en face d'elle était... mignon, c'était le mot qu'elle lui colla immédiatement sur son image mentale. Avec ses manières de gentleman et son accoutrement d'ado qui se déguise pour paraître plus vieux. Ce n'était pas vraiment un compliment dans la tête de Jennifer Stark, elle aimait les hommes sexy, virils, classes, mais pas mignon. Ce n'était pas péjoratif pour autant et une femme est toujours sensible à un peu de galanterie, elle esquissa donc un sourire et laissa le dos de sa main à l'inconnu, puisqu'elle n'avait pas cru entendre son prénom et que "Arcade" était un nom de famille qui ne lui disait rien. En fait elle qui connaissait pas mal de familles nobles, elle n'avait jamais entendu de tels titres. Il ressemblait plus à un de ses excentriques richissimes d'Hollywood qu'à un vrai prince. Mais qu'importe, elle se dit qu'elle pouvait bien rentrer dans son jeu, après tout, elle était l'intruse et lui l'hôte:

Milord, c'est beaucoup d'honneur que vous me faîtes. Puis-je savoir la raison de ma présence ici? Mon assistante m'a laissé entendre que justement mon père n'y était pas étranger.

Oui, elle était venu pour cela après tout. Mais la question restait posée sur un ton très respectueux.

"Voyez vous ma chère, votre défunt père tenait une place importante ici, il était reconnu de tous. Aussi je puis dire que celle-ci vous reviendrait de droit. Surtout, étant donné que vous avez hérité beaucoup de lui. Pas la moustache, mais... Quelque chose d'autre. "

Il fit un clin d'œil qui sous-entendait qu'ils savaient tous deux de quoi il était question.

"Cette organisation tient depuis toujours, et cela, jusqu'à la fin des temps. Voyez-vous certains croient que nous sommes les héritiers de la Terre. Ce qui m'importe, quant à moi, c'est la richesse et l'enjeu qui va avec. Quand deux chevaux s'affrontent, c'est toujours le bookmaker qui gagne."

En l'entendant parler, Jenny comprit qu'elle avait mal jugé l'homme qui la recevait. Derrière l'apparence d'un grand enfant riche et extravagant se cachait en fait un stratège d'une grande acuité. Il lui semblait clair que les biens qu'il exposait dans ce manoir avaient été gagné au prix de sa sueur et du sang de ses ennemis, et non hérité d'un parent fortuné. Le sang et la sueur étaient deux choses que Jenny connaissait et respectait. Son attitude changea et se fit plus sérieuse, moins ironique.

Dois-je comprendre que des gens parient sur moi? Sur ma réussite ou ma chute? Si vous voulez fixer ma côte, vous seriez avisés de noter que j'ai hérité de mon père plus qu'une armure. Dîtes m'en plus sur votre organisation avant que nous allions plus loin.

Il avait réussi à l'intriguer et le mystère n'est-il pas un atout dans une phase de séduction. Car c'était bien au jeu de la séduction qu'on jouait ici. L'enjeu en était le pouvoir et l'argent, plutôt que le sexe mais la procédure ne différait en rien. Arcade était mis au défi de gagner la confiance et le cœur de la belle, qui elle-même devait se rendre désirable à ses yeux. Mais elle savait que ce n'était pas ses charmes que l'homme en blanc convoitait. Sa fortune, sa main-mise sur des moyens de production exceptionnels, sa capacité à prendre des décisions avisées, son image de super-héroïne populaire et américaine. Voilà les charmes qu'elle devait mettre en avant. Elle n'en avait pas moins insensiblement incliner le buste pour offrir une vue plongeante sur son décolleté à son ennemi. Car la séduction est un combat et que déconcentrer son adversaire est une manière comme une autre de l'emporter.

Très bien. Bien que perspicace, la jeune femme ne percevait pas vraiment quel type d'homme était Arcade. Son marathon de chirurgie esthétique, ainsi qu'un travail non moins intensif pour protéger son identité des télépathes, l'avait rendu un homme très différent de celui qu'il avait été. C'est à dire, un personnage compliqué. En rajoutant une complication carabinée à sa vie, il semblait l'avoir tout à fait simplifiée. Son existence désormais se limitait à un but, à une curiosité. Et à l'intime conviction qu'il parviendrait à tirer son épingle du jeu au moment clé.
De fait, il était bien trop vieux pour Jenny. Il connaissait tout de ses charmes, non que certains magazines aient affecté la pudeur dans les photographies d'elle. Simplement, sa vie précédente l'avait assez marqué pour qu'il ne soit pas l'un de ces vieux porcs lubriques qui lorgnent sur la jeune gent féminine.

"Vous êtes pour l'instant, dans les starting-blocks. Des dizaines de gens influents parient sur vous dans des choses tout à fait superficielles. Combien de temps vous resterez avec votre prochain flirt, ce genre de choses. Personne vivant ne sait à quel point vous pourriez être importante. Moi je sais, mais j'ai assez vécu pour prévoir mes coups quelque peu en avance, et savoir garder cachée la meilleure partie de l'iceberg.
Si vous le souhaitiez, ils pourraient parier sur bien plus gros. Je ne le souhaite pas, puisque vous sauriez me faire de l'ombre. Mais je sais en revanche qu'un bon soutien peut éviter les dérapages les plus mineurs. Et ainsi éviter la ruine d'un être humain.
Quand vous en aurez besoin, cette organisation sera là pour vous. Tant que j'en serai à la tête. Ma position est assez rare pour être sûre, mais pas unique hélas. Il n'est pas facile même pour un homme de mon audace de maintenir une situation aussi avantageuse. Aussi remarquerez-vous les efforts que je tiens à faire dans votre sens dès que nécessaire."

Arcade savait que Jenny comprenait tout ce qu'il signifiait, et bien plus encore. Il la regarda, pariant intérieurement sur sa prochaine question.

La prochaine question? Mais elle tombait sous le sens. Jenny connaissait trop le monde des affaires, pas les petites affaires, celles qui mêlent les financiers, les politiciens et les criminels d'une façon telle qu'il n'est plus possible de deviner qui vient de quel milieu. Elle savait que dans ce monde-là rien n'était gratuit et elle avait compris que Arcade était un financiers, un politicien ou un criminel, ou un peu tout ça à la fois, ou rien de tout ça, peut-être au-dessus de ces distinctions. En tous cas son monde à lui fonctionnait comme son monde à elle.

Pas le monde tel qu'on le voit sur la couverture des magazines, non, le monde glauque et corrompu dans lequel elle évoluait pour de vrai, l'envers du décor de la jet-set. Cet univers là était commun aux deux personnes qui se faisaient face: le Roi blanc et... la reine noire? Non, juste un pion sur l'échiquier du monde. Mais un pion conscient de sa place et de sa condition, un pion malin:

Je suis contente de savoir que je peux compter sur votre aide en cas de besoin.

C'était vrai. Un personnage publique comme elle aurait tôt ou tard besoin du soutien d'un personnage plus secret et sans doute plus puissant qu'elle ne l'était elle-même.

Mais à combien se chiffre cette assurance?

Elle imaginait bien qu'il ne serait pas question d'argent. Ou en tout cas pas sous une forme directe. Un service en retour, une action de bonne foi, un contrat tacite entre gens d'influence, c'est bien plutôt de cela qu'il allait être question. Et Jenny ne voulait pas s'engager avant de savoir ce qui lui en coûterait.